Matthieu Gafsou, avril 2015
Le banal fut une des grandes thématiques des années 80 et 90 en photographie. On a vu alors naître nombre de formalistes, souvent adeptes d’une frontalité qui tendait à aplatir le sujet, à le transformer en tableau abstrait (ou du moins à instaurer une tension entre représentation et abstraction). Je pense ici par exemple à Lewis Baltz, Stephen Shore, Bernd & Hilla Becher (ainsi que leurs élèves dans leurs jeunes années, Gursky, Ruff et Struth), Jean-Marc Bustamante ou Philippe Gronon. J’ai la conviction que la brutalité désenchantée qui caractérisait leurs œuvres laisse désormais place chez nombre de photographes à une nouvelle approche qui témoigne d’un rapport au monde changé. Je profite de la parution toute récente du très beau Twice, par Cyrille Weiner aux éditions 19/80 pour expliciter ce sentiment.
Aujourd’hui, une frange importante des photographes paysagistes préfère injecter (ou chercher mais c’est la même chose au fond) du lyrisme dans les espaces qu’ils visitent. Regardez les travaux de Mathieu Bernard-Reymond, Anne Golaz, Beate Gütschow, ou Liu Xiaofang. Chez Cyrille Weiner, il y a comme des décalages permanents, les personnages sont incongrus, leurs postures ne sont pas stéréotypées. Il peut sembler étonnant que dans un système social où l’homogénéisation des modes de vies se renforce, alors que nous délaissons le réel au profit de nos écrans, émergent des amoureux du territoire qui y déambulent en quête de poésie. Je lis cette tendance comme une volonté (désespérée ou non, c’est un autre débat) de réenchanter le monde; littéralement: de le réhabiter, quitte à sacrifier un peu de cette objectivité que l’on a bien trop sacralisée en photographie.
Les personnages de Cyrille Weiner, même si son livre ne donne pas vraiment à voir de portraits au sens strict, ne sont pas décoratifs. Ils s’approprient leur espace, se servent du décor, cherchent à en explorer les interstices. Ils colorent le territoire non pas comme des motifs visuels mais en tant que protagonistes d’une fiction dont nous n’aurions pas toutes les clés. Tout cela donc est un peu théâtral. Ce n’est pas mis en scène mais ça fait souvent comme si. Et c’est là que le glissement s’opère. La réalité captée semble porter en elle des traces d’une contamination par la fiction. Un peu comme des haïkus, évocations minimalistes qui privilégient l’ellipse au descriptif. Les paysages de Twice sont fragmentés mais construits. Ils ont l’air d’être fait ici et là et on sent bien que le photographe ne veut pas trop nous en dire. C’est à nous, spectateurs, d’y injecter nos projections et nos histoires.
Le livre en lui-même est un peu à l’image des photographies qu’il met en scène: subtil et un peu alambiqué. Cet assemblage de deux cahiers reliés par une couverture commune (voir ci-dessus) est résolument minimaliste. Pas de légendes, un texte bref qui explicite (un peu) la démarche (contemplation, expérience physique du paysage, lenteur) plutôt que le contenu et qui nous laisse très libres de nous perdre. C’est agréable de se perdre.
Matthieu Gafsou, avril 2015